Pourquoi la Littérature Orale est-elle un outil contemporain ?

Le conte permet, par des moyens détournés, récréatifs et innocents, de faire passer un message, une notion, des émotions. Ce qui le rend d’autant plus fort car l’impact, bien qu’il ne soit pas quantifiable, est bien là. C’est une discipline qui a traversé les siècles et qui a été transmetteur et fondatrice en partie de bien des civilisations. Cette matière, bien qu’aujourd’hui tombée en désuétude, est sous-estimée. Au niveau social, médical ou éducatif, ce domaine ne nécessite ni investissement matériel lourd, ni logistique. Il faut juste du temps, de l’envie, du partage et de la générosité. Au cours de mes années de pratique dans divers environnements, j’ai pu constater, à ma grande surprise quelques fois et surtout à celle des « encadrants », l’impact bénéfique de cette pratique.

Avant de développer une partie sur des applications contemporaines de cette discipline, voici quelques éclairages sur des notions utilisées dans cette réflexion :

– Les différents genres de la littérature orale vont de la mythologie jusqu’aux petites formes.

Avec des textes fondateurs, tels que la Mythologie et les Épopées, la littérature orale donne les clefs de l’organisation de la société.
Avec les petites formes, les chants de métiers, comptines, vire langues, trompe-oreilles, devinettes, expressions, anecdotes, … la littérature orale a tous les codes pour pouvoir vivre au sein de la société.
Elle se propose de répondre au besoin individuel de bien-être dans la société.
Et avec les différents types de contes, la littérature orale aborde des questions intérieures d’existence au sein d’une communauté.
La limite étant le récit de vie, car ce dernier peut avoir des motifs du merveilleux ou du fantastique. Il peut avoir la structure des contes et devenir, par appropriation de la part du conteur, un récit anonyme (hors temps / hors lieu).
Le corpus d’histoires de la littérature orale s’adresse pour la plupart, aux adultes.

La notion d’interculturalité est ici entendue dans un sens large : la rencontre entre personnes.

L’histoire de la personne dépasse très largement la notion culturelle, la place du présent est, ici et maintenant, à interroger car elle constitue la densité des émotions qu’elle traverse. Avec sa mise en distance, le conte permet dans chaque motif, dans chaque symbole, de se positionner. Il propose de faire appel à son être dans sa globalité pour une liberté de pensée et de penser.

La mondialisation apporte une accélération des mutations culturelles.
L’accès à la diversité culturelle est en corrélation avec un lissage des différentes cultures.
La connaissance de l’autre est théorique (règle de vie, code de société, …), de plus en plus accessible, mais la reconnaissance a beaucoup de réticences dans une communauté et la peur de la différence reste aujourd’hui très présente.

Les histoires traditionnelles avaient un rôle de transmission des codes communautaires.

Les contenus avaient pour objectif de remplir les vides individuels au sein d’une communauté.
Ainsi, les contes n’étaient pas pour des personnes extérieures à la communauté. Ils étaient un outil d’intégration à la communauté. Par exemple : les légendes toponymiques permettent d’avoir une cartographie du territoire. Et les contes facétieux permettent, en riant des débordements de codes de société, de percevoir les limites de ces codes, etc.

Aujourd’hui, le conte est loin d’être un folklore figé. Même si les sciences humaines s’en sont emparées pour comprendre les cultures (langue, code, croyance). Et même si l’accès à la lecture a permis de retranscrire des versions d’histoires transmises pendant des siècles par la seule voie orale et donc avec des objets de variantes.

Le renouveau du conte(ur) des années 70 est apparu sous la forme de spectacle.

Cette discipline a intégré les institutions culturelles de regroupement communautaire (salle de spectacle, festival de rue, institution, école, médiathèque).
Mais même si les conteurs utilisent certains codes du théâtre, les histoires n’en restent pas moins semi-fixées et les spectacles sont plus apparentés à des performances narratives.

Une précision sur la forme : Raconter une histoire n’est pas lire un livre.

Cette transmission permet de garder une actualisation des codes (langage et croyance). L’histoire reste vivante et contemporaine, elle évolue pour continuer à communiquer sur les vides (peur de l’inconnu) et de donner des résolutions heureuses dans une exemplarité du processus. L’exemple du héros peut ainsi être assimilé comme une expérience vécue.

Ainsi, RACONTER a, comme application contemporaine :

1) De transmettre la permanence de l’être humain.

Les structures de contes sont imprégnées de motifs, parlant de problématiques humaines.

  • Le rappel des archétypes dans le squelette de l’histoire : éveil des socles de toutes les sociétés, les essentiels de l’être humain pour rester en vie. (Comme le besoin de la lumière ou la survie de la communauté).
  • Donner corps aux symboles par la personnalité du conteur, comprenant ses ancrages culturels et son ouverture au public.
  • Envelopper d’une peau laissant les symboles ouverts dans l’interprétation.

Ainsi, le conte porte à la conscience des problématiques universelles avec une certaine distance (« ce n’est pas mon histoire »). Le conte laisse le groupe dans son interprétation, selon son ancrage. Il permet ainsi que chacun trouve le chemin de sa problématique et de sa résolution.

2) De rassembler sur un territoire, un groupe en communauté :

Ce qui nous rassemble c’est le lieu où l’on est.
Quelle que soit la distance parcourue par chacun pour venir à la racontée, un groupe se forme. Avec cela, nous pouvons partager un plaisir, une émotion. Même si les émotions ne sont pas vécues de la même façon pour chacun.
Dans la tradition, la légende avait entre autres pour objectif d’apporter une connaissance du territoire que la communauté partage.
Partir d’un savoir permet de mettre tout le monde sur un même plan. (C’est un fait non discutable). Partager ce savoir dans une histoire permet de mettre le savoir à distance. C’est le premier niveau de lecture de l’histoire (l’aventure proprement dite) : le savoir est ainsi inclus dans une fiction.

Les membres du groupe sont libres d’accepter ou de refuser les faits, sans pour autant avoir une position de rejet de la communication installée dans le groupe.
Ainsi, la connaissance partagée par chacun permet d’avoir un sujet commun ancré sur le territoire du groupe présent, sans pour autant être polémique. La communauté prend forme en partageant l’histoire.
Ce sujet permet l’épanouissement de la singularité de chacun et l’épanouissement collectif.

3) De combattre l’individualisme : dans une racontée, le principe est bien la communication :

Pour se faire en amont, l’histoire à raconter est préparée comme un souvenir vécu. Le raconteur « se rêve » l’histoire pour qu’elle devienne un vécu à dire.
Par exemple : Après avoir lu une histoire, le raconteur cherche à la placer dans sa mémoire en visualisant les lieux, les personnages, en vivant les sensations, en éprouvant les émotions.
Il propose, ensuite, son souvenir au groupe : la description des images et actions de l’histoire permettent au groupe d’avoir des sensations et des émotions en s’y projetant.

On ne peut se raconter un souvenir tout seul.

L’échange se fait à partir du souvenir, le raconteur décrit ce qu’il voit de son souvenir, il met en parole les images mentales. (Il éprouve le souvenir et agit en le transmettant).
L’ensemble du groupe se fait alors une représentation (image mentale) qui est propre à sa créativité et reliée à ses émotions. Comme le raconteur, il agit et éprouve.
La qualité de l’échange est multiple, car le groupe est aussi une entité à part entière qui agit dans la communication comme l’est chaque membre (ceux qui écoutent, ceux qui racontent et ceux qui organisent).

Lors de certaines interventions, il arrive fréquemment d’accueillir des personnes ne parlant pas la même langue. Leurs regards font un va-et-vient entre celui qui raconte, pour interpréter les signes non verbaux et les autres membres du groupe pour confirmer que l’émotion est la même.
Ce niveau de lecture de l’histoire (schéma émotionnel) peut alors être compris totalement. La personne communique, dans et avec le groupe, avec sa différence sur ce qui est commun.
Et ceci même, quand la différence implique une forte dépendance (de langage, mentale, de fin de vie, etc.) La mémoire émotionnelle est une mémoire résiduelle, présente chez le plus dépendant.

4) D’assurer une participation égalitaire aux acteurs présents :

Ce point inclut les organisateurs et le conteur. L’action menée ne doit pas être faite pour quelqu’un (un groupe, une communauté) ni par quelqu’un (conteur, organisateur).
Sinon, une distance se crée dans la verticalité, en plaçant l’organisateur et le conteur au-dessus du groupe.

Le positionnement doit être celui du « valet » : être au service de l’histoire pour chaque membre du groupe.

On ne peut pas se mettre à l’écart, en retrait (« pour ne pas gêner » par exemple), car on empêche le groupe d’exister.
Et quand, c’est l’organisateur qui se met à l’écart (“car il doit faire autre chose »), il enlève toutes les notions de partage en plaçant le groupe en consommateur.
L’action devient un évènement de consommation. Et chacun construit un mur pour ne pas à avoir à donner une part de lui dans la communication. L’histoire reste, elle aussi, superficielle.

Inversement, j’aime l’expérience d’une salle où l’organisateur est à l’intérieur du groupe juste à la limite du cercle en y prenant plaisir.

Puis, devant lui, les parents qui sont concentrés dans la connivence. Emportés par le plaisir du programmateur à l’écoute et le partage avec la famille (grands parents et enfants). Les enfants sont eux confortablement installés, avec une chaise à dossier, pour pouvoir se laisser aller.
Dans une proximité pour que l’effort ne soit pas d’entendre : être à l’écoute de l’histoire, du groupe, et de ses sensations et émotions.
Voilà, une installation technique propice à un échange de plus d’une demi-heure.
L’organisateur a pour rôle de donner une direction dans l’échange : en s’impliquant dans l’histoire comme les autres membres, il unifie horizontalement la présence de chacun, pour être au service de l’histoire.

Malheureusement, il arrive, régulièrement, de devoir inviter des personnes de l’équipe à arrêter l’utilisation de leur téléphone. Une fois un professeur après avoir fait la morale aux élèves pour qu’ils écoutent (« c’est une chance qu’un conteur vienne pour vous !!! ») et me disant en semi-aparté  » que les jeunes, au jour d’aujourd’hui, ont du mal à rester tranquille », me propose de commencer, se retourne et sort son portable pour écrire un SMS. Je lui exprime d’arrêter par le regard insistant, sans commencer à parler et je finis par lui proposer une chaise dans le cercle !!!

5) De donner un contenant à ses émotions (sans mise en danger)

Le mouvement effectué par l’écoute active est un recentrage. Un va-et-vient entre l’histoire extérieure et son intériorité. Par effet de mimétisme, d’identification aux personnages et d’appropriation, chacun peut «déverser» une émotion dans l’histoire (une émotion qui peut être des fois même très éloignée de la situation de l’histoire).
De plus, une histoire racontée montre que d’autres vivent des évènements intérieurs similaires aux siennes.
Cette émotion est relativisée car vécue et comprise par d’autres. Les autres membres du groupe sûrement, mais surtout par les personnages de l’histoire et par reflet, l’ensemble des personnes ayant transmis l’histoire (les raconteurs).

 » Si cette histoire est partagée, c’est qu’elle est importante », mon émotion devient alors une émotion collective ayant du sens et elle me valorise.
Sans pour autant être visualisée par tous. Et donc sans que je perdre mon intimité.
Et sans non plus qu’elle devienne moralisatrice ou plus exactement que l’on se serve de l’émotion pour appuyer une morale ou une éducation.
En effet, une application contemporaine d’une racontée ne doit pas appuyer un savoir car comme le dit Jean-Claude Carrière : « La connaissance, c’est le savoir transformé en expérience de vie ». Il est donc inutile de rabaisser une connaissance apprise par l’expérience d’une racontée à l’explication du savoir.
Elle peut par contre dans un autre temps permettre l’ouverture au débat.

6) D’accueillir : Accueillir l’histoire et être accueilli par l’histoire :

– Dans le premier cas, il y a un protocole, une mise en condition, une acceptation pour permettre à l’histoire de s’épanouir.

Chacun prend en considération l’histoire et le groupe pour accepter l’épanouissement. Et selon l’histoire, le groupe ne peut pas avoir la même démarche.
Pour accueillir une histoire, chacun a un rôle proche de l’interprète. Il est médiateur de l’histoire et partage avec le groupe. Il permet à l’histoire d’offrir son cœur et pour cela chacun y met du sien.

– Etre accueilli par l’histoire: quand l’histoire s’épanouit en nous par visualisation, elle devient un contenant qui a une capacité d’accueil des émotions et des profondeurs de notre ressenti.

De plus, l’histoire nous invite à notre rêverie, à faire appel à notre créativité singulière, étrangère à l’histoire accueillant tous les sens que l’on veut lui prêter individuellement.
L’histoire accueille aussi le groupe pour aller dans une même direction (avec chacun son chemin, sa trace). L’histoire unifie, permet de quitter l’errance individuelle et du groupe.

Donc être ensemble avec l’histoire qui accueille et non pas avoir un savoir de l’histoire que l’on transmet. La notion de partage est ici essentielle.

7) De questionner des sujets spécifiques d’actualités : Le Conte, l’Exil et l’Altérité.

De nombreux contes traitent de la notion de chemin, de mise en mouvement. Ce sont des voyages initiatiques, dont les parcours sont représentés physiquement pour un cheminement intérieur.
La force des symboles ouverts, contenue dans la littérature orale permet de s’identifier aux héros du merveilleux qui arrivent toujours à une fin heureuse. Une identification, non pas dans nos différences mais dans nos ressemblances, dans notre permanence dans l’espace et le temps.
Le conte éclaire d’abord ce qui nous rassemble avant la différence.

Dans chacun de mes premiers voyages d’étudiant (changement de ville, de lieux, ou touristique), j’avais besoin de mettre rapidement en place des habitudes pour me structurer et avoir des repères avant de me projeter dans une direction. Cela me permettait de me concentrer dans un domaine et d’avancer dans la compréhension d’un inconnu, de me situer, m’approprier les lieux pour ne pas être dans l’errance.

Le conte est dans une structure archétypale, son squelette s’appuie sur des bases universelles et pose ensuite des symboles et l’ouverture à la différence, apportant sans contrainte des connaissances et des codes communautaires.

  • Polysémique, l’interprétation est individuelle dans chaque symbole proposé.
  • Universelle : la structure de l’histoire pose des archétypes et une problématique de l’être humain hors espace/temps.

Le Conte met en place un processus d’humanisation par la parole et le plaisir de partager.